Nez Grillé - Chapitre 19
Nez Grillé - Chapitre 19
En traversant l’admirable nature luxuriante de l’île d’Hispaniola, je repensais à Colomb au jour de la découverte du Nouveau Monde.
Imaginant sans doute les cruautés à venir, avait-il éprouvé une retenue en ouvrant à ses contemporains destructeurs les portes du pays doré?
Hélas, le mal était fait.
L’histoire était passée par là et je ne pouvais imaginer que ce pays pût un jour être réparé.
Les Amériques, brutalisées si méchamment, ne s’en remettraient que difficilement, adoptant le destin du quidam qui, tourmenté par les siens, cloche perpétuellement en déséquilibré.
À la tombée de la nuit, nous arrivâmes à la plantation qui allait devenir notre nouvelle prison.
Nos charrettes firent halte dans le quartier des esclaves, une allée de bâtiments en torchis, sordides et puants, où rognures et immondices souillaient autant les intérieurs que l’extérieur.
La chaleur humide jointe à la pestilence des décompositions végétales produisait une atmosphère lourde et putride qui accablait de torpeur.
Les esclaves, déjà locataires de ces taudis pouilleux, vinrent accueillir silencieusement les nouveaux pensionnaires.
J’eusse imaginé qu’ils clameraient quelques paroles de bienvenue mais ils se contentèrent de nous toiser furtivement.
Eux aussi avaient honte, honte d’avoir été capturés, honte d’avoir survécu, honte d’être devenus de bons esclaves.
En lot de consolation, nos chaperons ôtèrent nos fers.
D’un coup de marteau contre un ergot, les mâchoires s’écartaient.
Rien de plus simple pour celui qui avait encore la force de soulever un outil.
L’opération terminée, les timidités se relâchèrent.
Des femmes accueillirent d’autres femmes d’une simple caresse de la main.
Des hommes tentèrent d’identifier les dialectes variés.
Bien entendu, je ne reçus aucune douceur.
Notre contremaître, un nègre grisonnant et grimaçant, me dévisagea avec embarras.
Encombré de ma carcasse, jugeant que, blanc maudit, je ne pouvais vivre aux côtés de ses semblables, il m’entraîna vers le plus petit des coins du camp.
Les exhalaisons de mon nouveau chez-moi atteignaient des sommets méphitiques puisque mon logeur m’attribua le réduit croulant en bordure des lieux d’aisances.
D’une main brutale, il me jeta contre ma couche de terre puis, tirant la porte, sans m’offrir ni boisson ni souper, m’abandonna à mon malheur renouvelé.
Les va-et-vient dans la chambre voisine m’empêchèrent de fermer l’œil m’astreignant au concert flatulent de la petite musique de nuit de nègres mal nourris.
Et les mouches!
Mes ennemies jurées, attablées devant un festin de choix, me dévoraient en entremets.
Le jour enfin levé, personne ne vint s’enquérir de mon état.
On attendait sans doute de ma part un trépas silencieux.
Diable, j’étais prêt à contenter tout le monde mais comment expliquer à ces gens que la mort refusait de me prendre.
Trop assoiffé pour une grasse matinée, alors que la chaleur sous mon toit m’étouffait, je partis en quête d’un peu de boisson.
Me traînant, tantôt à genoux, tantôt couché, je parvins péniblement jusqu’aux cases.
À ma grande surprise, le camp était désert à l’exception de quelques poules maigriottes qui picoraient.
J’en déduisis que tous les nègres étaient déjà aux champs ou à la distillerie.
À peine débarqués, ils étaient mis à la tâche tandis que, rebut de la société esclavagiste, je n’étais, pour la besogne, même pas considéré.
Un abreuvoir rempli d’eau croupie me mit l’eau à la bouche.
Je m’y désaltérai conscient de tout le mal que j’avalais.
L’eau corrompue me tordit le ventre de coliques comparables à celles provoquées jadis par les sphères d’or.
Quelle bêtise que ce trésor!
De la poudre aux yeux!
Un vilain cadeau du capitaine Garret pour ses descendants!
Diable, que je le maudissais!
— Un cadeau pour ses descendants! m’exclamai-je fébrilement.
Au plus bas, touchant l’abyme, me tordant de douleurs au milieu de la cour putride d’un camp d’esclaves nègres à des milliers de milles de chez moi, j’éclatai de rire en démêlant l’énigme.
Oui, je débrouillai le mystère du capitaine Garret!
Je savais enfin où se trouvait le trésor et mes plaintes s’entrelardèrent de mon hilarité cynique.
Conscient d’avoir éjecté les sphères dans les malaises gastriques de mon dernier séjour en mer, j’entrevis leur inanité.
Leur message ne servait qu’à aiguillonner ceux à qui elles étaient destinées.
La compréhension d’un héritage celé destiné aux enfants du capitaine me bouleversa.
L’obstiné fantôme me dominait de sa malédiction.
Sous son emprise, je n’étais que pauvre émissaire, Mercure méritant, incapable d’expirer avant la délivrance de mon message.
C’était bien le spectre damné d’Alexandre Garret qui me réduisait à survivre et non point celui de mon père.
J’étais tout ragaillardi de l’explication de mon immortalité lorsqu’une présence me tira de mon bien-être.
Me protégeant les yeux du pare-soleil de ma main gauche, je reconnus la corpulence torse d’une grosse bonne femme nègre, borgne et amputée d’une jambe.
Appuyée sur sa béquille, elle parvint sans effort à déposer à mes pieds un bol de haricots en usant du moignon de sa main droite sectionnée.
Trop affamé pour la féliciter de sa culture physique, je me jetai sauvagement sur mon ordinaire.
Ayant avalé jusqu’aux graines tombées dans la poussière et léché longuement le bol, je me traînai ensuite sous l’ombre reposante d’un flamboyant.
Je ne me réveillai qu’au retour des esclaves.
Effrayé par leurs chants, je décampai pour aller me terrer dans ma niche.
Ma vie de chien dura un temps.
Plus vaillant, je parvins à tirer de l’eau fraîche du puits pour en arroser ma généreuse pâtée.
Moralement et physiquement indestructible, ma prostration s’estompa.
Ma fièvre diminua.
Mon corps s’étoffa.
Mes plaies cicatrisèrent, tandis que mon esprit ne cessait de s’embraser, attisé par la fortune qui me pendait au nez.
Vil notaire, je n’allais point transmettre leur legs aux héritiers du capitaine Garret.
J’avais trop souffert!
Cet or était mien!
Il ne m’échapperait point!
Mais du luxe, des raffinements et de l’oisiveté, je n’en désirais plus.
J’allais employer ma fortune à des fins politiques.
Mon or deviendrait la clé de la grande porte d’entrée de la société secrète des puissants qui gouvernent le monde.
Pierre angulaire de ces cercles maçons, mon gros œuvre fonderait l’édification d’un puissant mouvement humaniste.
J’allais obturer les fissures morales de notre siècle, démolir l’esclavagisme en peignant brillamment les conditions abjectes du traitement des nègres.
Seule la dénonciation collective de leurs exploiteurs, l’exposition universelle d’une vérité noire pouvaient éduquer notre peuple.
Qu’il écoute mon histoire!
Qu’il s’abreuve de ma philosophie.
Qu’il ouvre son cœur à la révolution!
Détruite l’église!
Fracassée la noblesse!
Pulvérisé le royaume de France!
Nous graverions aux fronts de nos édifices le triangle vocable fondateur de: «Liberté, Fraternité, Sagesse».
Mais cette liberté nouvelle serait un apprentissage qui demanderait à mes premiers élèves la plus grande discipline.
À mon école de la république, ils découvriraient combien la fortune se mesure en libertés individuelles.
En bons avares, veillons sur elles car les aigrefins, costumés en curés, en prélats, en seigneurs ou en rois sont omniprésents et, qu’ils nous les soutirent par la mystification ou qu’ils nous les arrachent par l’épée, ils ne cessent de nous en détrousser.
Un matin, mon repas avalé, alors que je m’étirais à l’ombre de mon arbre tutélaire, désireux de préparer en pensées un discours ronflant sur la cause nègre, la dondon claudicante, estimant sans doute qu’il était temps de passer à l’acte, me tendit un balai clairsemé en pointant du menton la cour crasseuse.
Ma foi, pareille corvée ferait un excellent exercice.
Sans rechigner, j’agitai le manche avec l’indolence caractéristique des pays chauds.
J’y concourus toute la journée et, à ma grande satisfaction, la cour immonde se métamorphosa en cour tout court.
Le lendemain, je recommençai avec zèle.
Plus rapide la seconde fois, je m’activai à l’intérieur de quelques cases.
Gêné par tant de désordre, j’ordonnai, je rangeai, je triai et je jetai.
Devenu pointilleux voire vétilleux, je fis de la propreté un combat continu.
Pendant que je m’acharnais à faire triompher la salubrité, la grosse négresse passait son temps dans le potager.
Un matin, m’estimant prêt pour cette étape importante, je vins l’assister.
Sans user de la moindre parole, elle me dirigea dans des tâches simples.
Des mois passèrent aux côtés de cette silencieuse mère qui, malgré ses handicaps, mettait une générosité dévouée à dominer le haricot.
Possédant une science profonde de la nature, elle savait la commander dans sa production potagère.
Fidèle disciple, humble devant une érudition si fondamentale, je répétais chaque leçon avec assiduité.
De nos trois mains et de nos trois pieds, nous fîmes, sous ce climat propice, éclater la générosité de la terre nourricière.
En toute modestie, je reconnais que, grâce à mes efforts à la fois dans l’entretien des habitations et dans le maintien du potager, notre camp d’esclaves renaquit.
Plus salutaire encore, une vigueur inconnue m’envahit tout en épurant la confusion de mon esprit.
Patience et silence, prescrits par ma docte négresse, furent les meilleurs remèdes.
Bien plus tard, aidé de quelques volontaires qui usaient d’un français écorché dont je vous épargnerai le succédané de dialogues inénarrables, j’organisai une collecte systématique et organisée des déchets.
Les lieux d’aisances furent rebouchés et déplacés vers un espace mieux venté.
Je parvins même à réparer la citerne, allégeant mon dos de l’effort d’une irrigation indispensable.
Mon activité permanente et silencieuse en devint mystique au point de troubler mes codétenus.
Inquiets depuis toujours par ma présence, ils s’agitaient à présent servilement comme s’ils craignaient l’irruption d’un maître en puissance.
Ma nouvelle mère, que j’appelais familièrement «Mama» était la seule à demeurer indifférente.
Invariablement placide, elle ne se crispait qu’à la vue fortuite des stigmates dans mon dos tout comme je frémissais immanquablement en détaillant ses moignons, cruelles punitions d’une série d’évasions avortées.
Toujours est-il que, de notre contact rapproché, nous nous raccommodions.
Tout ceci me rappela évidemment le passé proche, ma mère et mon potager, tous deux abandonnés.
Depuis combien de temps les avais-je quittés?
Et pourquoi?
Les tâches que j’effectuais dans cette plantation, j’aurais pu les réaliser sereinement chez moi.
Quelle tragédie que l’ignorance!
Pour me consoler, j’avais au moins la satisfaction d’avoir atteint mon but mais, à l’inverse de l’année passée, si ma fortune était assurée, je manquais cruellement de liberté.
En guise de domicile, j’avais quitté mon vilain trou et je m’étais construit une cabane de planches dans le grand arbre en bordure de la cour.
Chat perché, je surveillais la nuit le grand cercle des esclaves qui se divertissaient au rythme de la danse et du chant.
Parfois, grimpant au faîte de mon logis pour admirer ma voûte étoilée, j’entrevoyais contre l’horizon lugubre les mâts illuminés d’un négrier.
En tordant un peu le cou, je pouvais de même apercevoir les lumières vives de la grande demeure au sommet de la colline qui abritait notre propriétaire.
Durant cette période, je n’eus que peu l’envie de m’évader.
Ma convalescence fut longue et, par la suite, je fus trop bien accoutumé.
Mes compagnons semblaient partager ce destin.
Meurtris et choqués, ils avaient mis du temps pour se remettre.
À peine stabilisés, une fuite dans l’inconnu les terrifiait.
Comment expliquer autrement l’absence de chaînes, de gardiens et de murs?
Il est vrai que l’île entière était une geôle.
Et pourtant, pourquoi accepter notre sort?
Sûrement que tous les esclaves de Saint-Domingue, bien échaudés, seraient capables, en quelques heures, de balayer la poignée de leurs maîtres.
Mais n’était-ce point l’universalité de l’homme d’accepter, depuis la nuit des temps, sa condition d’esclave?
En France ou aux Amériques, blancs ou noirs, nous préférions l’obéissance à la mort!
Un matin, occupé à réparer un toit fuyant, je fus interrompu par l’arrivée d’une paire de cavaliers.
Craignant d’être vu des miens, je me réfugiai furtivement dans mon grand arbre.
À l’ombre de mon domicile, les deux hommes blancs, les premiers que j’eusse vu depuis fort longtemps, raides sur leurs montures au point que j’eusse pu les décoiffer, contemplèrent mon œuvre.
— Morbleu, s’écria le premier admiratif, ce quartier est remarquablement bien tenu!
— Euh… En effet, je… je… l’eusse imaginé autrement, répondit le régisseur qui jadis m’avait happé au marché.
— Même des Bretons fortunés ne vivent aussi dignement. Qui en a la charge?
— Mon nègre Justin, mais il surveille le travail à la distillerie. Je crois qu’une vieille négresse rudimentaire traîne encore par là.
— Sacrebleu, je vous la joue au trictrac.
— Vous savez bien que je ne gagne jamais à votre jeu du diable! Par contre, si vous voulez me l’échanger, vous connaissez celle que je convoite!
— Hélas, mon ami, celle-là comble mon maître.
— Il s’en lassera bien un jour!
— Et cette surprise dont vous me parliez?
— Figurez-vous, cher ami, qu’il y a quelques mois de cela, j’ai mis la main sur un pirate.
— Un pirate? Quelle folie! Où est ce chacal?
— C’est que je n’en sais trop rien. On m’a dit que je le trouverais ici.
— Vous m’effrayez, monsieur! Votre pirate se serait-il enfui?
— Non, Justin tient un compte rigoureux des esclaves. Rien ne lui échappe.
— Et ce pirate?
— Je l’ai acheté trois fois rien. Un cadeau pour monsieur le marquis!
— Un cadeau?
— C’est demain son anniversaire et vous savez combien il raffole de la chasse.
— Que dites-vous là? Ce pirate, en gibier?
— Nous organiserons une battue discrète... Évidemment, vous êtes convié à la seule condition de laisser à mon seigneur le coup de grâce!
— Je suis choqué! Néanmoins, l’idée me semble monstrueusement divertissante.
— Ce sera pour demain... Je vais dire à Justin de me livrer le pirate au petit matin.
À entendre pareille cruauté, ce meurtre prémédité de ma personne, mon sang se mit à bouillir.
J’eus l’envie de descendre de mon arbre pour apostropher ces lâches en les sommant de confronter leurs propos monstrueux devant le tribunal de leurs consciences.
Puis, l’effervescence de mes humeurs remonta dans mon cœur enflé.
Je connaissais ces gens.
J’étais né dans leur pays.
Je n’éprouvais point la crainte qu’ils suscitaient chez un nègre ignorant de nos régions.
Je savais ce que valaient ces natifs de France, une nation de médiocres et de farfadets, qui accumulaient toutes les faiblesses et tous les défauts de l’humanité.
Secoué de fureur, j’eus l’envie de bondir pareil à un tigre pour les déchirer de mes griffes et les dévorer de mes dents.
Me traiter en bête sauvage! Moi!
Ils allaient payer!
Malheureusement, ils avaient déjà fait demi-tour et s’éloignaient au grand galop.
À peine calmé, j’imaginai la meute promise des chiens et des fusils.
Je ne périrais donc que pour divertir un maître blasé.
Le sang était bien l’ultime plaisir corrompu des puissants.
Désœuvré par l’évocation de cette société de chasseurs, je fus brusquement secoué de pleurs.
Ébranlé par leur discours, je n’étais plus bête mais bien objet, bibelot, babiole, bagatelle, brimborion.
Juché dans mon arbre, il ne me manquait plus que la corde pour me briser.
Mais, d’une idée, l’espoir revint.
Puisque j’étais doué de pouvoirs surnaturels, protégé par des esprits puissants, j’allais frapper!
J’allais les tourmenter avant qu’ils ne me tourmentent.
Grimé et costumé en justicier mythique, je supprimerai en premier cet infâme marquis.
Mon héros masqué se nommerait «Nez Grillé»!
Esclave servile de jour, il sillonnerait de nuit les campagnes pour, de sa légende libératrice, réveiller son armée de nègres endormis.
Lançant ma révolution dans cette île, nous nous battrions contre Français et Espagnols.
Nous libérerions l’ouest et l’est en déclarant la guerre à la tyrannie et à l’oppression.
Le vent de la liberté soufflerait des Amériques attisant un feu mondial qui le consumerait.
À la nuit tombée, tandis que les esclaves, ignorant tout du grand mouvement politique qui s’enclenchait au-dessus de leurs têtes, chantaient et dansaient autour du feu comme à l’accoutumée, je parachevais mes derniers préparatifs.
N’ayant ni le temps ni l’adresse de me coudre une cagoule, je me contentai d’une étoffe sombre enroulée autour de mes hanches.
La blancheur de ma peau, sous cette pleine lune, pouvant me trahir, j’eus l’idée de me rouler dans les cendres de l’incinérateur nouvellement érigé.
Me relevant tout noir et tout poussiéreux, j’estimai ce simple costume idéal pour exalter des nègres.
Puis, à la vue du seau d’eau blanchie au salpêtre qui me servait à repeindre les cases, j’eus l’idée d’ajouter une touche surnaturelle en peignant crûment sur mon torse et sur mes membres le détail de mon squelette.
Je m’emparai ensuite d’un long couteau à tailler la canne à sucre.
Désireux de lancer immédiatement mon mouvement en exhortant ma troupe, je me dirigeai vers le grand cercle de mes compagnons.
En chemin, je heurtai du pied une poule décapitée, (probablement entamée par un renard effrayé), qui gisait dans son sang.
Je la ramassai par automatisme salubre.
À ma vue, une négresse poussa un cri perçant à vous glacer les sangs.
La sonore assemblée se tut aussitôt.
Tournés vers mon apparition, les esclaves terrifiés étaient pétrifiés.
Ne voulant trop les alarmer, je jetai dans leur cercle la poule sanglante en cadeau.
Ce geste produisit une seconde clameur effrayée.
Élevant mon long couteau d’un poing vengeur, je n’eus hélas que ce piètre et balbutiant discours:
— Vous… Vous… d’où… Vous, d’où… Vous, d’où que vous veniez, je vais vous ramener… chez vous!
En transes, les nègres demeurèrent paralysés.
Les entraîner à ma suite requérait plus d’éloquence.
N’ayant point de temps à perdre à les galvaniser, je m’élançai, disparaissant dans l’obscurité de la mysticité insulaire.
N’ayant jamais quitté le camp d’esclaves, je n’avais pas une bonne idée de la topographie de la région.
M’enfonçant au petit bonheur la chance, j’en convins que, pour atteindre mon but, je devais logiquement grimper au sommet de la colline.
Je fus vite déboussolé.
Après des heures à tourner en rond, j’étais désespéré lorsque, soufflant contre un tronc d’arbre, mon attention se figea.
De la musique!
La douce musique éduquée d’un violon mélodieux me tira délicatement par les oreilles.
Je n’étais plus loin.
Plus déterminé que jamais, je m’approchai de mon destin.
La végétation épaisse et sauvage fit place aux jardins ordonnés, ornés d’arbustes taillés.
Me faufilant à travers le parc de la propriété, je craignis les rondes des chiens de garde.
N’en voyant pas la queue d’un seul, je les supposai à la niche.
Cette facilité accéléra ma progression.
La musique devint plus claire, ponctuée de rires et des entrechocs des couverts.
Au jour du début de ma révolution, mon maître fêtait son ignorance.
Devant la façade de la somptueuse demeure, j’entrevis, à travers les grandes portes-fenêtres, des silhouettes qui dansaient.
Un bal!
Quel apparat!
Quelles richesses!
J’en avais oublié l’éblouissant éclat!
Papillon de nuit, j’atteignis rapidement les marches de la terrasse.
J’ouïs les rires et les bavardages sourds.
Je détaillai les visages.
Trop rouges, trop pâteux, trop imbus d’eux-mêmes, les planteurs et les distilleurs se ressemblaient tous dans cette farandole festive.
Lequel allais-je abattre?
Désireux de débuter symboliquement ma révolution en frappant mon propriétaire, comment allais-je l’identifier dans cette mêlée?
Tant pis, le Hasard ferait bien les choses!
Vous êtes, chers lecteurs, horrifiés par mon discours de meurtre alors qu’il y quelques pages de cela je vous sermonnais de la pureté des consciences.
C’est qu’à cette époque, je n’étais point gibier.
Mieux encore, ma propre conscience, depuis la mort de mon père, était irrémédiablement entachée.
Tout mon vécu me poussait à commettre ce geste violent.
Mais je n’agissais pas pour mon profit.
Ma mission était immense.
J’allais, de ma légende vengeresse, bouleverser le monde et j’avais confiance que les historiens, me dépeignant en héros de l’humanité déclencheur d’un magistral bon en avant, me réhabiliteraient.
Une porte-fenêtre s’ouvrit...
Le rire enchanté d’une dame m’alarma.
Entre les montants de la balustrade, l’étoffe luxueuse de sa robe me frôla.
Diable, on ne pouvait jamais compter sur le Hasard.
Je n’allais tout de même pas me rabaisser à ce point!
J’attendrais quelle reparte et qu’un de ces messieurs veuille prendre l’air.
Ne quittant de l’œil ma proie graciée, je découvris, à la lueur de la lune, son doux visage.
Éberlué par ses traits et déjà sous son emprise, je me redressai.
Apaisé, je laissai tomber mon couteau dans l’herbe.
Grimpant les marches timidement, j’avançai vers son envoûtement.
Personne ne remarqua mon approche initiale, puis, d’un coup, ma présence attira tous les regards.
J’entendis, dans mon dos, des cris effarouchés.
Indifférent, je ne m’arrêtai qu’au pied de la dame.
Je ne m’étais point trompé.
D’un grand sang froid, elle me toisa.
Brisant le silence le premier, je la saluai d’un bouleversé:
— Odile...