Nez Grillé - Chapitre 20
Nez Grillé - Chapitre 20
Désarmé par la stupéfaction de revoir mon amie d’enfance, je me retrouvai, dans l’instant suivant, menacé par une multitude de sabres d’officiers et autres dagues d’apparat dont les détenteurs avaient, pour la première fois de leur vie, enfin trouvé usage.
Je levais bien haut les mains au ciel lorsque, coupant à travers la profusion d’armes blanches, le maître de maison, mon maître tout court, armé d’un énorme fusil à double canon, intervint.
Malgré une adiposité nouvelle et l’apparition de verrues enlaidissantes, je n’eus point de difficultés à reconnaître la mine rogue d’Edmond de Boursault.
— Crève, sale nègre! me cria-t-il en guise de bienvenue tout en épaulant la crosse de son arme à feu.
Je voulus m’identifier mais, bouleversé tant par mon abasourdissement que par ma terreur, il ne sortit de ma bouche que des couinements confus.
Fort heureusement, dans l’instant précédant ma fusillade, Odile s’interposa devant la gâchette facile d’Edmond pour m’occulter de son imposante robe de bal.
— Chère madame, s’emporta le fusilier, je vous ordonne de vous écarter immédiatement de ma ligne de mire afin que je renvoie en enfer ce nègre assassin!
— Taisez-vous donc, Edmond! lui rétorqua ma protectrice. Vous nous fatiguez avec votre pétoire... Si j’avais su, je vous aurais offert un coffret à musique.
— Mais, enfin, doudou! Faut bien que je l’essaye!
L’assujettissement public du doucereux Edmond fit éclater de rire les témoins, ce qui détendit momentanément l’atmosphère.
Ne m’ayant point oublié, la dominante jeune femme me fixa alors de ses yeux intenses.
À la lueur d’un chandelier qu’un esclave nègre accoutré d’une livrée écarlate tenait d’un bras tremblant, Odile tira de sa manche un petit mouchoir de soie immaculé dont elle m’effleura la joue.
À ce geste, une clameur d’inquiétude s’éleva de l’assemblée.
Contemplant, satisfaite, la suie souillant l’étoffe, elle me demanda:
— Qui es-tu? Comment connais-tu mon nom? Et pourquoi cet artifice?
Reprenant mes bonnes manières, je saluai ma bienfaitrice d’une courbette royale particulièrement plongeante puis, adoptant le ton le plus dégagé possible, exposant d’un sourire éclatant la blancheur de mes quenottes d’innocent, je lui répondis d’un facétieux:
— J’avais cru être convié à un bal masqué. Que penses-tu de mon costume de nègre spirituel?
— Anselme! ponctua Odile en frappant ses petites mains de joie.
— Anselme! s’étrangla Edmond.
— En tant que voisin, ne suis-je donc point invité d’office à ton anniversaire, ô mon grand ami? demandai-je benoîtement tout en saluant la foule des autres invités.
Mon camouflage fit tomber bras, mâchoires et cheveux tant l’effet de surprise était grandiose.
Le silence qui suivit mon apostrophe sembla durer des heures.
Ne sachant moi-même que dire, je les effrayai d’un taquin:
— Bouh!
Tous sursautèrent.
La première à rire fut Odile qui, sans trop oser me toucher, me prit par le bout des doigts.
— Ah, Anselme! Tu es une merveille!
— Pas mal ton costume de nègre, jugea Edmond, mais, était-ce bien nécessaire d’enfiler les odeurs?
— Ta présence chez nous est un véritable miracle! s’enchanta Odile en m’entraînant vers l’intérieur. À croire que c’est le jour de MON anniversaire! Viens vite, Anselme! Viens partager notre joie et notre fête!
Nous pénétrâmes côte à côte l’immense salle de bal où la plus noble société de Saint-Domingue était assemblée.
Aucune entrée ne fut plus remarquable.
Imaginez la plus belle femme de la terre, la plus coquette, la plus richement parée, au bras du nègre blanc le plus crasseux, le plus malodorant de la création.
Les langues éclatèrent produisant un brouhaha qui couvrit jusqu’aux crincrins de l’orchestre.
Qui était ce sauvage pour obtenir si puissante protection?
Un excentrique?
Un original?
Un fou?
Indubitablement un homme riche et puissant car seul un être possédant l’assurance d’une fortune inégalée pouvait se permettre pareille bouffonnerie.
Une flûte de champagne à la main, je fus placé au centre de l’immense cercle coloré.
La boisson, que j’avalai d’un trait, eut un effet dévastateur sur mon organisme carencé.
Ma présence parmi cette ronde resplendissante inhiba ma tête de nègre.
Qu’allais-je leur raconter?
Comment allais-je me comporter?
Tous attendaient de fameuses paroles lorsque, pitre ivre, je fus secoué d’une série de spasmes.
Fou à lier, je me dandinai, je gesticulai, imitant au rythme de mes sautillements les nègres qui dansaient le soir au pied de mon arbre.
Cette crise de démence fit taire la sourde clameur, ce qui enjoignit le quatuor violoniste au silence.
Seul au milieu de la piste, je poursuivais inlassablement ma danse désincarnée, jetant mes membres au ciel dans des saccades épouvantables.
Un laquais nègre, de son propre chef, se mit à battre de deux cuillères à soupe la table du buffet donnant du rythme à mon tohu-bohu.
Imitant cette nouvelle effronterie, un second laquais se mit à frapper dans ses mains.
Bientôt tous les domestiques donnèrent spontanément résonance à mon chahut.
Plus le rythme s’amplifiait, plus ma fièvre s’accroissait.
Avec une témérité insensée, j’agrippai les poignets de ma mie pour l’entraîner dans ma ronde.
À ma grande surprise, Odile se laissa emporter.
Avec sa perruque de deux pieds de haut et sa robe envahissante, elle s’activa à m’imiter en tournoyant autour de mon désordre tout en se déhanchant dans la plus flagrante obscénité.
Nous aurions pu continuer toute la soirée mais le tonnerre d’un coup de fusil retentit faisant taire mon orchestre africain et arrachant quelques cris de panique.
— Assez! hurla Edmond plein de rage en serrant contre lui son fusil fumant, sans égard pour la poussière et les bouts de stuc retombants qui le blanchissaient.
Mais, plutôt que de l’approuver, le public, enchanté par ma négritude, se mit à applaudir spontanément notre spectacle agité.
On m’encercla, on me félicita, on loua ma souplesse tandis qu’Edmond, abandonné à son joujou, fulminait intérieurement contre mon succès.
Pendant toute une demi-heure, je fus une gloire et une légende, racontant avec boursouflure, à cette noblesse expatriée, toutes les inventions qui me traversaient la tête, me vantant particulièrement de mes innombrables mines d’or et de mes immenses terres de Savannah.
Diable, des nègres, j’en possédais tant que nul ne pouvait les estimer.
Plus je buvais, plus je mentais et plus ma tête tournait.
Finalement, ayant fait l’erreur d’accepter une grosse tranche du gâteau trop gras et trop sucré immédiatement suivie d’une énorme prise de tabac, je fus pris d’un fulgurant malaise.
Sans crier gare, me courbant en deux au milieu de mes illustres convives, je vomis sur les robes et les souliers toute ma laideur avant de m’évanouir dans le dégoût général.
À chaque anniversaire d’Edmond De Boursault, je ne manquais jamais de me faire remarquer!
Je me réveillai hébété sous les dorures et les cupidons dans la somptueuse chambre à coucher du pavillon en bordure de parc.
Aussitôt, des laquais nègres envahirent mon espace pour me diriger dans des ablutions imposées.
Je n’étais que trop heureux de leur obéir.
Leurs mains expertes surent extraire ma noirceur et mes locataires parasites.
Redevenu blanc, le crâne rasé, un grand drap autour des épaules, j’étudiai mon reflet étincelant dans le grand miroir de pied.
Un véritable Socrate en délire!
Un médecin de Cap-Français me rendit visite.
Le scrupuleux personnage m’examina sous chaque pli.
Ma noblesse lui interdisant de me demander où j’avais été tant flagellé, il dut me prendre pour un de ces dévergondés libertins qui recherchaient, dans la fustigation des chairs, l’apothéose.
Satisfait que je n’exsudasse point la maladie, il ne prescrivit point l’ordonnance d’une nouvelle quarantaine mais délivra le blanc-seing d’un livret médical vierge.
Un second carnaval de nègres me poudra, me parfuma, me posticha et m’habilla de fil d’or si bien qu’en fin d’après-midi, épuisé par toute cette parade de soins, je fus enfin digne de partager la compagnie de la maîtresse de maison.
Odile avait fait monter dans le parc une grande tente de toile qui, bien située, recevait une délicieuse brise du large.
Me voyant approcher, elle se précipita à ma rencontre et je ne sus si je m’éveillais du cauchemar de l’année passée ou si je sombrais dans le rêve.
— Anselme! Anselme! Viens, que je t’embrasse!
La jeune femme exprima dans l’ardeur de son geste une familiarité et une fougue toutes nouvelles qui m’enchantèrent.
— Mon Dieu, Anselme, s’exclama-t-elle en jugeant de mon toilettage, je n’ai pas cru à une seule de tes fables de la veille. Que t’est-il donc arrivé?
Prenant mes aises à sa table, je louchai vers la grande corbeille de fruits.
— Pas grand-chose, lui dis-je, en déshabillant désinvolte une savoureuse banane. J’ai surtout voyagé...
— Mais, où? On a raconté tant d’histoires à ton sujet.
— Ah, bon?
— La rumeur voulait qu’une horde de gitans qui rôdait alors dans nos campagnes t’eût enlevé. Le bruit courait même que, sous un faux nom, tu t’étais engagé dans un régiment. Enfin, moins généreux, un ragot disait que tu étais allé te pendre au fond d’une forêt impénétrable.
— Tous trois sont faux! Tu peux me croire, Odile. Je voyageais.
— Mais pourquoi partir si précipitamment? Sans prévenir personne! Tu nous as affreusement manqué, tu sais...
— J’avais besoin d’aventure. J’étais aux États-Unis d’Amérique.
— Chez ces sauvages?
— Ne les sous-estimons pas. Ils débutent tout juste.
Prenant mes mains manucurées dans les siennes, Odile y posa sa joue dans un élan foudroyant.
— Pourquoi? Pourquoi? implora-t-elle. Regarde ce que tu as fait de moi! Pauvre de moi!
Jetant un regard circulaire, je m’imprégnai de la splendeur et de l’opulence du décor tout comme de sa somptueuse beauté.
Qu’avais-je donc fait?
— Pauvre de toi? répétai-je en accentuant le premier des trois mots.
Me relâchant brutalement, Odile se redressa pour refouler ce moment d’égarement.
— Il est trop tard à présent, affirma-t-elle en lissant son plastron. Je suis prisonnière... Je suis une esclave.
— Une esclave? ponctuai-je, tout en tendant au nègre de service mon verre de cristal afin qu’il le remplît de citronnade.
— Ô Anselme! N’avais-tu donc pas compris que c’était toi que j’aimais?
— Ah, bon? fis-je, feignant l’étonnement.
— Te souviens-tu de l’anniversaire d’Edmond?
— Ne parlons pas d’hier.
— L’année passée.
— Celui-là aussi!
— Ce jour-là, après t’avoir parlé, j’avais pris ma décision. Je ne voulais point de ces benêts qui m’assommaient de leur cours. Je désirais un homme sûr de lui, indépendant, beau et rêveur.
— …
— Je t’en prie, écoute-moi! Une semaine plus tard, lorsque mon père revint de Versailles, je lui confiai mes sentiments à ton égard en précisant bien que c’était toi ou le couvent. Sais-tu ce qu’il a répondu?
— «Est-ce déjà l’avril?»
— Il m’a félicitée.
— Ah, bon?
— Mes parents sont des gens doux et compréhensifs qui ne sont nullement obnubilés par la fortune. Ils font passer le bonheur de leurs enfants avant les calculs pécuniaires. Mon père était enchanté car il avait toujours estimé le tien et, malgré vos difficultés, ton nom était bien la plus grande assurance de ta noblesse. Il était prêt à te prêter un million de louis, sans te demander de les lui rembourser, juste pour faire notre bonheur.
— …
— Ô Anselme, je sais que tu m’aimais! Tu ne me l’as jamais dit mais ce sont les pressentiments d’une femme... Armé de toutes ces bonnes nouvelles, je me suis précipité chez toi. Personne! Pas un chat! Pas un meuble! J’envoie des valets à votre recherche et ils reviennent en me racontant les rumeurs les plus folles. Enfin, trois mois plus tard, on apprend pour ta pauvre mère.
— Ma mère? Tu as des nouvelles de ma mère?
Odile, le minois triste, me reprit les mains.
— Ne le sais-tu pas, Anselme?
— Quoi?
— Ta pauvre mère est morte!
— Je le savais! bondis-je, fou de colère et de contrariété. C’est de la faute de ces satanées bonnes sœurs!
— Non, Anselme! Elles ont été très bonnes mais ta mère était tellement affligée… Sans mari, sans fils, sans ressources…
— Co… Comment…?
— Je ne puis te le raconter tant c’est affreux… Un geste désespéré, inconcevable.
Odile ayant posé une main sur sa gorge, je compris la triste vérité d’une fin inexcusable.
Comment avait-elle osé me punir à son tour?
Le choc fut effroyable.
Je m’effondrai.
Cette odieuse malédiction qui nous poursuivait.
Cette corde autour de mon propre cou!
— Ne dis rien de plus, j’ai compris, lui dis-je en cachant mon visage de honte et de chagrin.
Odile se signa et baisa sa petite croix d’or en pendentif.
Elle m’observa un moment en silence tandis que mon tourment, par vagues, montait et refluait.
Odile finit par changer de sujet en reprenant celui qu’elle préférait.
— T’étant enfui, ayant cédé ta terre et ton titre, mes prétentions furent difficiles à défendre... Chaque jour, tous me priaient pour que je t’oubliasse. La famille d’Edmond faisait tant de tapage! Six mois plus tard, je l’épousais...
Le long soupir qui suivit raconta le reste.
— Que faites-vous à Saint-Domingue? demandai-je, en aspirant de grosses bouffées d’air requinquantes.
— La plantation est à nous... Edmond ne fait pas grand-chose. Il passe son temps à la chasse en tirant sur tout ce qui vole ou qui court à quatre pattes.
— Et à deux, l’informai-je.
— Au moins, il n’a pas de dispositions pour le vice scandaleux dont se grisent les gens d’ici. Si tu savais ce qu’il s’y passe! La cruauté et la dépravation! J’en frémis...
J’en frémis aussi.
Odile refoula vite ses langueurs pour enfiler son masque gai et enjoué.
— Mais, te voilà chez nous et déjà tout va mieux! Tu vas rester... Tu es notre invité pour aussi longtemps que tu le désires. Si tu veux quelque chose, demande-le moi. J’exauce volontiers tous tes plaisirs et tous tes caprices à la seule condition que tu m’offres en retour ta compagnie et que tu me racontes, enfin, tes aventures. Depuis que je te sais proche, je revis... Regarde, conclut-t-elle en me tendant ses poignets, tu m’as ôté mes fers.
Le désespoir d’Odile était profond et réel.
Je ne voulais pas la juger.
Elle avait tout à apprendre de la liberté et de la sagesse mais je craignais de ne pas être un bon professeur.
J’appréhendais surtout qu’elle finit par me réclamer des sacrifices impossibles, palliant son manque de liberté en réclamant la mienne.
Lentement, insensiblement, elle ferait de moi un nouvel esclave.
Pourtant, sa beauté, son maintien, la blancheur exquise de son teint, me ravissaient.
Épuisé par mon séjour, j’eus presque la faiblesse d’accepter son offre mais, préférant demeurer silencieux sur mes intentions, je ravalai une banane.
Odile inféra de mon silence un acquiescement doublé d’une retenue morale légitime.
Mais, ce n’est pas pour autant que j’allais dénigrer les plaisirs immédiats.
Dévorant festin après festin, buvant, fumant, dormant douillettement dans mon immense lit, je ne quittais plus Odile par délice de rendre Edmond fou de jalousie.
Rognant sur son temps de chasse, le mari ombrageux, ne quittant plus sa marotte, ne vivait plus que derrière les buis.
Chaque soir, nous soupions en compagnie d’exemples de la noblesse locale.
J’étais présenté en grand aventurier, romancier et cartographe.
Aux antipodes de ma terre expropriée, j’eus le droit de redevenir l’illustre vicomte de Kérouac.
Aristocrate fantoche, je reparlais aisément de mes expéditions en Afrique, de mes terres des Amériques et de mes relations de New York.
Je me délectais surtout en narrant mes aventures maritimes à combattre pirates et Anglais, parfois des pirates anglais, le summum.
Ayant facilement obtenu la confiance de tous ces faibles d’esprit, ces petits expatriés assommés par une lassitude chronique, je les époustouflais de mon cynisme en décrivant le nègre en être méconnu et mal apprécié.
Je ne cessais d’en vanter toutes les qualités.
Évidemment, j’allais trop loin et je vis aux grimaces embarrassées toute l’excentricité de mes propos.
Cela m’était bien égal!
Un soir, après l’un de ces longs soupers monotones où chacun offre rituellement une larme à la grande nation abandonnée, les hommes, comme à l’accoutumé, se réfugièrent dans un salon pour boire, fumer et parler loin de la compagnie horripilante des dames.
Ennuyé par les sempiternelles anecdotes de négresses licencieuses, je rêvais dans mon coin en fumant.
J’en étais à m’interroger sur l’inflammabilité de la tapisserie lorsque Edmond attira en conciliabule un petit groupe de ses meilleurs amis.
En périphérie, je pus entendre leur conversation.
— Ils l’ont découverte en nettoyant notre navire, expliqua mon rival. Elle avait roulé entre deux lattes du plancher, quasiment impossible à retrouver.
— Comment est-elle arrivée là? demanda un pointilleux.
— Ces nègres ne sont-ils point fouillés? demanda un pragmatique.
— Tenez-vous bien, déclara Edmond en prévenant de l’effet à venir, l’esclave la cachait dans son estomac.
Une clameur choquée parcourut le petit groupe.
— Quelle horreur!
— C’est affreux!
— Nullement, confirma notre expert. L’or c’est de l’or! Là où il circule nous est bien égal... Lorsque vous acceptez un louis, vous ne vous tracassez point de savoir de quelles bourses il s’est approché.
— À quoi peut servir cette bille? demanda un pratique.
— Je ne sais pas... Mon orfèvre de Cap-Français m’a confirmé qu’elle était en or massif.
— Que représentent ces signes?
— Alors, là, mystère et boule de gomme!
Sans me lever de mon siège, sans avoir posé un regard sur l’objet décris, je plastronnai bien haut:
— Moi, je le sais!
Tous me regardèrent comme on regarde un cheveu tomber dans la soupe.
— Que sais-tu donc? me railla Edmond.
— Tu tiens entre les doigts une carte!
— Une carte? ricana-t-il.
— Pas n’importe quelle carte mais une carte au trésor!
Ce dernier mot fit tendre les oreilles.
De leurs bouches salivantes, tous firent écho en chœur!
— Un trésor?!
Me dressant emphatiquement, posant un poignet assuré contre une hanche tout en faisant tournoyer le fourneau de ma pipe, j’affabulai:
— Lors de mon dernier voyage en Afrique, du côté de la baie du Loango, j’ai entendu parler d’une tribu qui, au plus profond de la jungle, habite une cité en or! Vous m’avez entendu, une cité immense, de la taille de Nantes, tout en or massif. Par comparaison, l’or des Amériques serait de la pacotille et il ne s’agit pas que d’or, mais aussi de pierres précieuses et d’autres matières plus rares encore. Diable, je comptais bien m’y rendre mais cette contrée est impossible d’accès. Le chemin pour l’atteindre est si emmêlé que les habitants de la cité, l’ayant une fois quittée, sont incapables seuls d’y retourner. En guise d’aide, ils ont établi des cartes sphériques, fabriquées dans la matière la plus répandue chez eux, et dont Edmond détient un exemplaire... Vous savez aussi combien ces nègres manquent de bons tailleurs. Démuni de poches, craignant de perdre son bien, son propriétaire l’avale perpétuellement avec la conscience de la retrouver régulièrement.
— C’est pour ça que ces nègres puent du bec! précisa un fin anthropologue.
— Je suppose, ajouta Edmond, que l’esclave a été pris de maux de ventre et, à cause du roulis, a perdu sa carte.
— Ils devraient les faire carrer! ajouta un parfait imbécile.
— Mon Dieu, s’écria un lambin, tu as, Edmond, dans la main, un trésor fabuleux!
— Le plus immense de la terre, confirmai-je.
Mon concurrent ne sut dissimuler le feu de sa cupidité.
— Évidemment, ajoutai-je pour le refroidir, l’entreprise n’est point aisée... À ta place, Edmond, je me ferai aider de tes nègres. Apprends à les connaître! Deviens leur bienfaiteur et, plus tard, leur confident. Tu organiseras ensuite une expédition vers l’Afrique. Tu seras enchanté! Pour un solide risque-tout comme toi, tu trouveras ce continent fort accueillant et étonnamment salubre. Sans compter que le gibier y est remarquable!
— Mais où débarquer? demanda Edmond. La côte est si vaste!
Écartant les curieux, je lui pris la sphère des doigts.
L’élevant à la lumière du chandelier, je lui signifiai l’improbable littoral.
— À ta place, je chercherais l’embouchure d’un grand fleuve. Le trait sinueux dessiné de ce côté-ci représente son cours... Cette croix, qu’on prendrait pour un chiffre romain, indique le lieu de ta cité en or.
— Oui, une croix marque le trésor! confirma un lettré.
— C’est ce que j’ai cru comprendre, acquiesçai-je en jetant la sphère en direction d’Edmond.
— Tout ceci me semble complètement fantaisiste, répondit son propriétaire dubitatif, en la ramassant au sol.
— Pour un homme tel que toi, poursuivis-je, qui possède déjà tout, il n’existe rien de plus beau au monde qu’une quête. Donne un sens à ta fortune, Edmond. Va en Afrique, la découvrir!
— Et toi, Anselme? Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi? Tous les deux nous la trouverions et, celle-là... Nous la partagerions.
— C’est tentant mais vois-tu, mon ami, j’ai laissé quelque chose à Nantes que je dois absolument reprendre.
— Quoi? Une femme dans l’abandon? Des bâtards gitans?
— Mon âme! déclarai-je en posant le doigt contre ma tempe.
Inquiétés par mes signes avant-coureurs de démence, tous opinèrent poliment.
On reparla vite de négresses salaces.
Le lendemain matin, en compagnie d’Odile, je buvais sur la terrasse un curieux breuvage tout noir qui faisait, depuis peu, fureur dans les îles.
La boisson tonique agita mon cœur et mon cerveau.
— Dis-moi, Odile. J’ai appris, par hasard, qu’Edmond était propriétaire, en partie, du navire la Pourvoyeuse.
— C’est faux, me dit-elle en reposant sa bible.
— Es-tu sûre?
— La Pourvoyeuse est à moi.
— Tu possèdes un négrier?
— Plusieurs... Afin de restreindre les risques, je prends des parts dans tous. Mais, je suis majoritaire dans la Pourvoyeuse.
— Et Edmond?
— Ses parents sont endettés jusqu’au cou... Des sots qui dépensent sans compter. Ils ne possèdent que des dettes que nous devons, hélas, résorber.
— Je pensais que la plantation était à lui.
— En vérité, tout est à moi! conclut-elle, secouée du plaisir dissolu d’affirmer sa grande propriété.
C’était donc Odile qui, naguère, me possédait.
Fébrile, je me resservis une grande tasse.
— Sais-tu, demandai-je timidement en me raclant légèrement la gorge, ce qui s’est passé lors du dernier voyage de la Pourvoyeuse?
— En partie... Je ne manque jamais le plaisir de la compagnie de monsieur de Mongèle, un très bon ami de la famille. Je te le présenterais bien mais il est déjà reparti vers Nantes.
— T’a-t-il raconté ce qui s’était passé? J’ai entendu dire qu’ils avaient croisé un navire en mer.
— En, effet...
— Qu’en ont-ils fait?
— Henri m’a raconté qu’ils avaient coupé la route à un négrier Nantais tombé aux mains de pirates. Ces gens sont abominables!
— Qu’ont-ils fait?
— Fort vaillamment, ils ont fait prisonnier les très nombreux flibustiers.
— Et les nègres à bord? Qu’ont-ils fait des nègres à bord?
— Voyons, Anselme! Qu’est-ce que ça peut bien te faire?
— J’insiste, Odile!
— Bien, si tu insistes... Eh bien… Comment dire…
— Oui?
— Le droit maritime veut que, si tu reprends un navire à des pirates, la cargaison et le bâtiment te reviennent. En théorie, seulement... Car il arrive trop souvent que les justiciers soient honteusement condamnés par les tribunaux. Trop de filous, chez nous, agissent par rouerie en inventant des combats contre une piraterie onirique afin de dérober le bien de leurs collègues.
— Que s’est-il passé, Odile?
— Le capitaine, ennemi juré de la flibuste, a agi en grand seigneur... Se satisfaisant de punir les marauds, il n’a pas voulu prendre les nègres à son bord afin d’épargner des désagréments futurs aux actionnaires de la Pourvoyeuse.
— Il a abandonné les nègres en mer? questionnai-je au bord de l’apoplexie.
— Oui.
J’eus la vision fugace de la Proserpine touchant à son but.
— Mais, il est de coutume de mettre le feu au navire, précisa, indifférente, ma douce compagne.
La boisson amère me remonta à la gorge.
— Qu’as-tu, Anselme? Tu es livide... Ton café serait-il trop sucré? Un peu de tabac te ferait du bien. Ressers-toi une bonne prise...
Me dressant tel un pantin plein de ressort, je partis en courant en entraînant dans ma fuite toute la nappe et la fine porcelaine.
Indifférent à la robe tachée de ma mie et à ses cris de putois, je battis tous les records de course de vitesse.
Arrivé dans ma chambre à coucher, essoufflé, secoué de frissons, je ne parvins pas à me calmer.
Fou de rage, je débutai en arrachant mes vêtements, mon postiche et mes souliers.
À la vue de ma nudité sauvage, les domestiques empesés, venus assister mon déshabillage, s’enfuirent.
M’armant du tisonnier, je me mis à fracasser les meubles, les marbres et les dorures.
J’arrachai les tentures.
Je déchirai les tableaux.
Je détruisis.
Je saccageai.
Encore écumant, le feu aux joues, je m’emballai hâtivement d’un drap de lin déchiré.
Quittant mon pavillon à travers la haie des grands yeux affolés de mes nègres, je retraversai les jardins en direction de la demeure magistrale. Menaçant les domestiques qui s’approchaient d’une malédiction assurée, j’emplis ma taie d’oreiller de toutes les richesses des vitrines préalablement brisées.
Tabatières, figurines, couverts, je ne m’intéressais qu’à l’or.
Furieuse de ce nouveau contretemps, Odile déferla aux brisures de mon barbotage.
Me surprenant la main dans le sac, elle se contenta de lever la sienne à sa bouche.
Ne croyez surtout point que je la détroussais.
Au contraire, de ma conduite, je lui offrais la liberté de m’oublier.
Edmond en serait enchanté!
Mon larcin sur le dos, pieds nus, le crâne brûlé par le soleil, je suivis le chemin de la sortie.
Sachant qu’à présent, de ces hauteurs, je n’avais qu’à redescendre, je sus facilement trouver la bonne direction.
Je n’eus même pas à marcher longtemps car un nègre, contre une louche en or, me transporta sur son âne jusqu’au port.
J’arrivai à Cap-Français à la tombée de la nuit.
À l’entrée d’une taverne où je comptais me renseigner, je remarquai un avis de recherche placardé.
On offrait cinq pièces d’or pour la capture, mort ou vif, de Martin la fouine.
Je reconnus une ébauche malhabile de mon portrait.
Dire qu’il y a peu, je ne valais rien.
Désireux tout de même de ne point me faire prendre, je me couvris la tête de mon drap à la manière d’une Bédouine.
Mon costume de Levantine attira aussitôt l’attention d’une paire de soldats en patrouille.
Fuyant à toutes jambes, je me retrouvai malencontreusement au fond d’une impasse.
Une taverne, sombre et crasseuse, véritable coupe-gorge, était la seule issue possible.
En passant le seuil, à la vue des costumes tapageurs, je sus fort bien dans quel cercle j’étais tombé.
Abaissant mon voile, décevant les regards alléchés des écumeurs des mers, je saluai poliment chaque tablée de meurtriers avant d’aller m’accouder au comptoir forban.
— Kek t’a ri’n à fair’ ici, l’ romain, m’accueillit le cabaretier.
En guise de réponse, je lui glissai sous le nez mon avis de recherche.
— Kek, mill’ pardons l’ fouine, kek je t’avais point r’connu avec ton tarvestiss’ment! dit-il en m’offrant une bouteille de tafia.
— Je cherche un navire pour Nantes, soufflai-je au creux de son oreille percée.
— O’ kek cé point facil’ à…
Je sentis alors une lame épaisse contre mon cou.
— Kik té ta? demanda un agresseur inconnu.
— Kek té point l’ fouine! ajouta son complice m’encadrant.
Me tournant très doucement, je découvris deux affreux pirates, tout édentés et tout enguirlandés, qui me menaçaient de leur laideur.
— Seriez-vous des parents de la musaraigne des mers du Sud? leur demandai-je
— Kek ça peut’ fèr’?
— En effet, messieurs, je ne suis point le fourbe foudroyant mais sachez que j’étais de son dernier voyage.
— Où ki lé l’ fouine?
— Il est mort, répondis-je navré, tout comme Hache-viande, l’Équarisseur et la Vipère.
Le pirate, choqué par la nouvelle, abaissa son arme.
— Ké ki sé passé?
— L’Anglais! affirmai-je.
Des grognements furibonds s’élevèrent de toutes les tables.
— Et ta? Pourquoué k’ té point mort?
— Je m’étais caché dans la sentine!
Mon public attentif ouvrit de grands yeux admiratifs.
— Je t’ crois pas!
— As-tu déjà vu un rosbif de près? demandai-je au plus suspicieux.
— Oué!
— Alors, tu sais, tout comme moi, que jamais un albino irait y fourrer le nez. À la nuit tombée, j’ai sauté par-dessus bord.
— En plein’ mer?!
— Connais-tu l’histoire de Jacques Morvan, dit «Cricou la Bassine».
— Pardi!
— Il m’est arrivé quasiment la même histoire.
Tous les pirates voulurent alors entendre ma légende.
Les détails, que j’inventai sur le moment, divertirent tant mon auditoire que mes nouveaux frères s’en tinrent les côtes.
De retour dans leur coterie, j’obtins, au prix de mon butin, un passage vers Nantes.
Pour ce faire, j’utilisai une société pirate secrète dénommée la «malle» qui permet à ses membres de se déplacer sans être importuné par les autorités.
Je ne puis vous en dire plus car j’ai juré, sur ma vie, de ne jamais en révéler le fonctionnement.
Le lendemain à minuit, à bord d’une barque à fond plat, je quittai à jamais l’île maudite de Saint-Domingue.